11

Marchant l’un derrière l’autre, les trois hommes et Cynthia s’étaient mis à grimper le flanc de la colline. Morane, qui allait en avant, écartait à chaque pas les hautes herbes de la crosse de sa carabine, dont il se servait également pour tâter le sol, à la recherche d’éventuelles chausse-trappes. À deux reprises, l’arme accrocha une boucle de métal, ce qui fit aussitôt jaillir du sol un pal d’acier en tous points semblable à celui ayant embroché le malheureux Goodis.

— Ces pentes sont truffées de pièges de cette sorte, avait remarqué Bob, et il est probable que, sans l’expérience néfaste de Goodis, l’un de nous aurait péri de la même façon…

Grâce aux précautions dont ils s’étaient entourés, ils parvinrent tous sains et saufs au sommet de la colline. C’était un plateau assez vaste, d’où l’on avait une vue parfaite sur le Rann, dont les lagunes brillaient à l’infini, telles de gigantesques plaques d’argent incrustées d’émeraude par la végétation.

Le plateau lui-même était complètement dénudé, sauf à son centre, où se groupaient quelques banians dont les branches, retombant vers le sol pour y prendre racines, s’étaient étroitement emmêlées, jusqu’à ce que les différents arbres ne puissent plus se distinguer l’un de l’autre. Autour de ce bosquet touffu, les bornes de pierre, dont il était parlé dans le mémoire de Ming, s’alignaient en un large cercle. Chacune de ces bornes était gravée d’un signe parfaitement visible, mais dont ni Bob Morane ni ses compagnons ne parvinrent à découvrir la signification. Au nombre de douze, elles semblaient assez vieilles ; cependant, l’œil exercé du professeur Clairembart n’eut aucune peine à déceler de fausses marques d’ancienneté.

— Malgré leur vétusté apparente, expliqua l’archéologue, ces bornes ont une origine relativement récente. Elles ont été rongées à l’acide, et l’humidité a fait le reste…

Bob Morane considérait d’un air sceptique la borne devant laquelle ils étaient arrêtés.

— Que ces pierres soient millénaires ou nouveau-nées, dit-il en hochant la tête, cela ne nous avance guère. Pour ouvrir l’entrée du refuge, il faut, en se rapportant au mémoire de Monsieur Ming, renverser les bornes suivant un ordre précis. Or, quel est cet ordre ?

— Nous ne tarderons pas sans doute à le savoir, dit Ballantine. N’oubliez pas, commandant, que le mémoire disait aussi qu’une fois cet endroit atteint, des instructions nous parviendraient… Nous en avons déjà reçues en prenant pied sur l’île. D’autres ne tarderont sans doute pas à nous parvenir… Tout ce que nous avons sans doute à faire pour le moment, c’est attendre…

Les prévisions de l’Écossais devaient se révéler exactes car il s’était tu depuis quelques instants à peine, que la voix de l’Ombre Jaune se fit entendre pour la seconde fois, jaillie on ne savait d’où.

— Jusqu’à présent, commandant Morane, dit-elle, vous avez triomphé de toutes les embûches dressées sur votre route, ce qui prouve une fois de plus que vous êtes bien digne de recueillir mon héritage scientifique…

La voix marqua une pause, pour reprendre au bout de quelques secondes :

— Il vous reste maintenant à pénétrer dans le refuge. Pour cela, il vous suffira de renverser les douze bornes, dans l’ordre que je vais vous indiquer, et dans nul autre. D’abord, la borne portant trois éclairs gravés, ensuite celle montrant un tau inscrit dans une étoile à six branches, puis…

La voix de l’Ombre Jaune continua à énumérer ainsi les bornes en les désignant par les signes qu’elles portaient. Le professeur, qui avait tiré de sa poche un carnet et un crayon, prenait des notes au fur et à mesure.

Quand rémunération eut pris fin, la voix continua :

— Il est indispensable de procéder dans cet ordre, car il ne sera possible de renverser la seconde borne que si la première l’a été avant elle, et ainsi de suite… Il faut les renverser en poussant de l’extérieur du cercle vers l’intérieur…

— Que se passera-t-il alors ? demanda Bob Morane à voix très haute, criant presque.

Il n’obtint pas de réponse, ce qui pouvait laisser croire que la « voix » n’entendait pas. Elle continuait d’ailleurs, sans paraître se soucier de l’interruption :

— Quand vous aurez pénétré dans le refuge, d’autres instructions vous seront encore données…

Ce fut le silence. Pendant quelques instants, les trois hommes et Cynthia Paget prêtèrent l’oreille, s’attendant à ce que la voix s’élevât à nouveau, mais il n’en fut rien. Finalement Morane se secoua, puis il haussa les épaules, en disant :

— Inutile de nous demander encore si cette voix est une voix d’outre-tombe enregistrée avant la mort de Ming, ou si au contraire… Nous ne pourrions répondre à cette question… Au point où nous en sommes, nous ne pouvons, de toute façon, que continuer… Commençons donc par renverser ces bornes, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire… Au travail, Bill…

Ils repérèrent la borne portant trois éclairs gravés, et Ballantine entreprit de la renverser en poussant vers l’intérieur du cercle. Elle s’abattit presque aussitôt, découvrant l’axe de métal autour de laquelle elle pivotait. La deuxième borne, celle marquée du tau inscrit dans une étoile à six branches, fut aisément repérée et renversée de la même façon.

La douzième borne s’abattit finalement, et les assistants reculèrent, comme s’ils s’attendaient à ce que le sol s’ouvrît soudain sous eux. Rien de semblable ne se passa cependant. De longues secondes s’écoulèrent même sans que rien ne se produisît, et Morane et ses compagnons commençaient à croire que, réellement, rien ne se produirait, quand un bruit se fit entendre : une sorte de ronflement qui, semblant issu des profondeurs du sol, allait rapidement en s’amplifiant.

Tout d’abord, rien d’autre ne se passa, et de nouvelles secondes s’écoulèrent. Soudain, Cynthia poussa une exclamation en désignant de la main le bosquet de banians.

— Regardez !… Les arbres !…

Tout le bosquet s’élevait lentement, d’une pièce, en même temps qu’une monstrueuse motte de terre circulaire. Tout d’abord, sur une épaisseur de deux mètres environ, on n’aperçut que la tranche de cette motte de terre. Ensuite apparut l’épaisseur d’un plateau de métal sur lequel terre et arbres reposaient, plateau de métal prolongé lui-même par un épais pilier de vérin soutenant le tout…

Lorsque le vérin eut élevé l’énorme plateau à trois mètres environ au-dessus du sol, le bourdonnement cessa brusquement, ainsi que tout mouvement ascensionnel.

Bob Morane et ses compagnons s’approchèrent alors de la large excavation, pour se rendre compte aussitôt qu’un escalier permettait d’en atteindre le fond, où il s’enfonçait en spirale dans un puits circulaire.

Les voyageurs s’entre-regardèrent, hésitant à nouveau à s’engager plus avant dans l’aventure.

— Que faisons-nous, commandant ? interrogea finalement Ballantine.

Bob haussa les épaules.

— Je ne vois toujours pas ce que nous pourrions faire d’autre que continuer, dit-il. Qu’en pensez-vous, professeur ?

Le savant n’hésita pas un instant avant de répondre :

— Je pense comme vous, Bob ?

— Et vous, Cynthia ? demanda encore Morane.

— Je vous ai dit, fit la jeune fille, que j’étais venue ici dans le seul but de retrouver mon père… S’il est encore en vie… Je ne vois donc pas très bien pourquoi je reculerais…

Résolument, Morane posa un pied sur la première marche de l’escalier, en déclarant :

— Eh bien ! puisque nous sommes tous du même avis, la question est donc tranchée… Allons voir ce qu’il y a au fond de ce trou, même si cela devait nous mener aux Enfers…

 

Pendant de longues minutes, l’escalier en spirale, éclairé par une lumière diffuse, venue on ne savait d’où, mena Bob Morane, Bill Ballantine, le professeur Clairembart et Cynthia Paget dans les entrailles du sol. Ils devaient avoir atteint un niveau fort en dessous du marécage, quand ils débouchèrent dans une assez large rotonde, de vingt mètres de diamètre environ, dont les parois semblaient constituées uniquement d’un métal brillant, vaguement translucide. Mais ce qui était surtout extraordinaire dans son aspect, c’était le fait que, à part l’ouverture où débouchait l’escalier, elle ne comportait pas la moindre issue. La clarté douce, sans source apparente, qui y régnait, comme dans l’escalier, était assez intense pour que l’on pût distinguer les moindres détails mais, en dépit de tous leurs efforts, les trois hommes et la jeune fille ne purent discerner la moindre solution de continuité dans les parois lisses.

— C’était bien la peine de nous donner tant de mal pour nous fourvoyer dans un cul-de-sac, dit Bill Ballantine. Autant nous en retourner…

Le géant avait déjà fait volte-face pour gagner l’escalier, mais ce geste de retraite fut soudain interrompu. La lumière avait baissé et, au fond de la rotonde, un homme était apparu, entouré d’un halo. C’était un individu de haute taille, vêtu à la façon d’un clergyman et au crâne complètement rasé. Sa large face à la peau olivâtre montrait des traits mongoloïdes très accusés : pommettes saillantes, nez épaté, paupières bridées. Mais c’étaient ses yeux qui frappaient surtout ; des yeux aux prunelles d’ambre clair, terriblement fixes, comme ceux des tigres ; des yeux où jamais la pitié ne devait briller, mais où se reflétait toute la ruse du monde. On devinait que cet homme était prodigieusement intelligent, mais aussi redoutable à l’extrême. Tout de suite, Bob Morane, Bill Ballantine et le professeur Clairembart l’avaient reconnu. Ils étaient en présence de l’Ombre Jaune, alias Monsieur Ming.

Durant quelques secondes, le terrible Mongol considéra Bob Morane de ses yeux jaunes, qui jamais ne cillaient. Puis, soudain, il éclata de rire, ce qui découvrit des dents carnassières, blanches comme la porcelaine la plus pure et qui, certainement, auraient été capables de broyer des os.

Quand cet accès d’hilarité se fut calmé, Ming parla.

— Soyez les bienvenus dans mon antre, honorable prisonnier, dit-il. Car vous êtes mon prisonnier, commandant Morane…

Monsieur Ming s’interrompit et, presque aussitôt, un bourdonnement déjà entendu précédemment se fit entendre.

— L’ouverture ! sursauta Ballantine. Elle se referme !… Sauvons-nous avant qu’il ne soit trop tard…

— Trop tard, Bill, trancha Morane. Avant que nous ayons atteint le sommet de l’escalier, la retraite nous sera coupée…

Cependant, toujours entouré, tel un mauvais ange, de son halo, l’Ombre Jaune avait repris la parole, s’adressant plus particulièrement à Bob.

— Vous avez cru, commandant Morane, disait-il, que je vous avais fait l’héritier de mes découvertes scientifiques, et vous avez mordu à l’appât que je vous tendais… Vous êtes en mon pouvoir à présent, et vous ne m’échapperez pas…

Cette déclaration ne provoqua nul étonnement chez Bob et ses deux amis, car ils avaient toujours envisagé la possibilité d’un piège. Au contraire, à se trouver ainsi devant une situation nette, ils se sentaient comme rassurés, et plus forts aussi.

À nouveau, l’Ombre Jaune avait éclaté de rire.

— Vous êtes en mon pouvoir, commandant Morane, répéta-t-elle. En mon pouvoir !… Ah ! Ah ! Ah ! Ah !… Désormais, plus rien ne pourra vous sauver… Et la mort que je vous réserve n’aura rien de bien enviable, je vous le garantis… Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Une soudaine colère empoigna Ballantine qui, soudain, épaula sa carabine, visant Ming. De la main, Bob obligea l’Écossais à abaisser son arme.

— Inutile, mon vieux Bill. On ne tue pas une image…

Rapidement, Morane marcha vers Monsieur Ming et, quand il fut à proximité, il brandit sa carabine par le canon et l’abattit violemment sur le Mongol. Rien ne se passa alors suivant la logique des choses. L’Ombre Jaune ne s’écroula pas. Elle fut, plutôt, comme effacée.

Quand la crosse de la carabine avait atteint Ming, il y avait eu un grand fracas de verre brisé et là où, quelques instants plus tôt, se dressait, dans son halo de lumière, le redoutable personnage, il n’y eut plus dans la paroi qu’un grand trou aux bords dentelés.

Les derniers morceaux de verre avaient à peine cliqueté sur le sol, que la voix de Monsieur Ming reprit :

— Je vais devoir vous quitter, commandant Morane. Quand j’aurai disparu, un passage s’ouvrira devant vous, et vous n’aurez plus qu’à le suivre aussi loin que vous pourrez, c’est-à-dire jusqu’à la mort… Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

 

L'héritage de l'Ombre Jaune
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